Le Miroir des Ames
21 août 1944
Tournay sur Dives : La Capitulation
Dès le samedi 19, les Allemands
se trouvent dans une situation désespérée... certains
le reconnaissent et attendent bien passivement les « Tommies »,
d'autres osent encore espérer et tentent de briser l'étreinte...
le S.S. qui garde les accès du village vient dans les abris chercher,
revolver en main, le soldat qui doit se battre.
Le dimanche 20, la situation s'aggrave : les désastres des bombardements
se font sentir, beaucoup de blessés, plus de remèdes, moins
de munitions et d'alimentation. L'idée de la capitulation hante
les esprits.
Les Allemands qui sont au poste de secours installé chez M. du
Mesnil, n'ont qu'un désir, celui d'être faits prisonniers,
pour sortir de cet enfer.
Alors commence la première démarche : M. l'Abbé Doffagne,
de Trun, réfugié à Tournay, décide de se rendre
à Saint-Lambert, ou il sait pouvoir rencontrer les Canadiens, afin
de leur exposer la situation, tant du côté des civils que
du côté allemand. En chemin, les S.S. l'arrêtent. Malgré
tous ses efforts pour convaincre ses gardiens qu'il est le pasteur de
Tournay et va chercher de quoi manger pour les malades et les enfants,
il est considéré comme suspect et enrôlé comme
aide infirmier pour le pansement des blessés. Sur le front, les
moments de panique ne manquent pas. M. l'Abbé profite donc d'un
coup dur pour abandonner son poste et rentrer à Tournay. Parti
à 11 heures, il rentrait à 19 heures. La ‘plaisanterie'
avait assez duré. Mais, résultat nul. A peine revenu, un
infirmier du poste de secours en question, ne craint pas d'insister pour
que M. l'Abbé retourne et obtienne la paix où tout au moins
des remèdes. Il est trop tard, on verra demain matin.
La nuit du 20 au 21 fut terrible, l'artillerie alliée donna sans
arrêt du soir au matin. Au lever du jour, nous pouvions espérer,
après une telle activité, une certaine accalmie, pas du
tout. D'heure en heure, les obus semblaient se multiplier. Les Allemands
répliquaient. Cette fois, c'était la confusion, on ne distinguait
plus entre un départ allemand ou une arrivée des Alliés.
Cette dure épreuve pour les civils émut également
les soldats de la Wehrmacht (dans le bourg, il y avait plus de Wehrmacht
que de S.S.).
I1 est 6 h 30 environ. Par la rue Guesnon, un adjudant de belle taille
comprend, sous les coups répétés du canon, que le
soldat ne peut plus rien. Il demande un drap à M. Damain. «
Hein ! un drap : pour blessés ? » - « Non ! »,
et le sous-officier explique qu'il faut placer ce drap au point le plus
élevé du quartier, comme drapeau blanc. M. Damain obéit
avec empressement et, aidé de M. Bellanger, hisse le drapeau au
bout d'une perche et fixe la perche a un potelet électrique. La
besogne accomplie, la conversation s'engage, sur la guerre et ses désastres,
plus de maison, plus de tranchée... L'adjudant est décidé
à capituler. Il est 8 heures environ. M. Damain part à Miguillaume
avertir les Alliés. Il trouve ceux-ci à Miguillaume en effet,
dans l'herbage à M. Darel. Les pourparlers commencent. Au désir
exprimé de voir cesser le tir, puisque les Allemands sont disposés
à se rendre, il est répondu : « C'est impossible !
va trouver le chef allemand et reviens avec trois gradés. »
Sans plus d'explication, M. Damain rentre à travers champs pour
éviter les obus qui pleuvent sur la route et ses parages immédiats,
et rend compte de sa mission. « Etes-vous volontaire pour conduire
les hommes ? » dit l'officier. Notre Français répond
affirmativement et repart avec ses trois Allemands et un drapeau blanc.
Le groupe arrive vers 11 h 30 à Miguillaume.
Cette fois, les conversations sont plus longues et la décision
plus difficile à obtenir. On consulte des chefs. Ceux-ci téléphonent
à leurs officiers supérieurs... pendant que le tir ne se
ralentit pas sur Tournay.
Enfin, vers 16 heures, un Allemand est gardé comme otage et deux
Américains reviennent avec M. Damain et les deux autres Allemands.
La rafle des prisonniers ne tarde pas. Sur le parcours, 75 soldats environ
sortent d'un champ et se rendent. A Montmilcent, chez M. Libois, ou l'on
en « cueille » 50 environ, deux S.S. se distinguent en se
cachant derrière une armoire pour échapper aux Alliés.
Les maisons Rocher, Hémery, Maigné, Aubin, Roger, Gérard
sont visitées. La perquisition a fourni près de 600 prisonniers,
quand la délégation américaine rejoint les Canadiens
venus de Chambois, qui accomplissent la même besogne. Ces derniers
sont arrivés dans le village grâce à une démarche
de M. le Curé, mais avant d'en parler, finissons l'aventure de
M. l'Abbé Doffagne.
Il est huit heures environ, à Tournay, lorsque M. l'Abbé
repart, mais à Trun cette fois, accompagné d'un Allemand.
Arrivé aux «routes creuses», les Canadiens sont là.
Arrêt ! M. l'Abbé présente le pli que le colonel de
la Wehrmacht lui a confié : « Je suis prêt à
me rendre avec tous mes hommes et demande médicaments pour blessés.»
Les Canadiens gardent l'Allemand et prient M. l'Abbé d'aller voir
le commandant des forces Alliées, qui est à l'hospice de
Trun. Seul, notre parlementaire continue sa route, devenue moins dangereuse
et se réjouit déja des salutaires effets qui s'ensuivront.
Pas de chance ! le commandant, en homme très réaliste, reconnaît
qu'il est pénible de savoir les civils mis à dure épreuve,
mais, dit-il : « L'Allemand a déjà comme cela demandé
la paix et c'était pour mieux surprendre nos hommes. Pour cela,
je ne puis faire cesser le feu. Nous ferons notre possible pour leur envoyer
par auto, des médicaments et des pansements. Mais vous, restez
ici, il est trop dangereux pour vous de retourner. » Ainsi prend
fin l'odyssée de ce brave Abbé, qui pour n'avoir pas réussi,
n'a pas moins mérité.
«Les derniers seront les premiers.» M. le Curé, de
son côté, mène son offensive pour la capitulation
et la paix. Il part le troisième et arrive avec succès bon
premier. Voici les faits.
La capitulation
COMMENT S'EST PRISE LA DÉCISION
?
A la ferme Le Morellec, prés
de l'église, 23 civils ont trouvé refuge avec M. le Curé,
depuis le samedi matin à 9 h 30, dans un caveau à vin, un
local en sous-sol de 4 m de longueur, de 1,80 m de largeur et de 1,60
m de hauteur. Depuis 48 heures déjà, ils sont là,
obligatoirement assis ou à genoux ; sans boire ni manger, sans
lumière (sauf parfois la lueur d'un briquet quand il est bon de
savoir l'heure où de retrouver un objet perdu) car les deux soupiraux
qui sont aux extrémités de cet abri ont été
obstrués pour éviter les éclats, les balles ou encore
un geste malveillant.
C'est dans une atmosphère surchauffée que tous vivent ces
heures d'attente. On sue sang et eau. Quelqu'un a fourni un seau hygiénique
le dimanche matin pour le cas des nécessités absolues, nouveau
problème, ou caser ce client ? Il n'y a pas de place. Alors une
brave dame se dévoue, Mme Lainé s'est levée, a mis
le seau à sa place et s'est assise sur ce trône inattendu,
ou elle restera jusqu'au lundi soir.
L'anxiété et l'espoir est la nourriture des réfugiés,
et l'on transpire si abondamment que personne n'a eu besoin d'éliminer
durant ces 57 heures de captivité.
Le dimanche soir, vers 21 heures, les Allemands ou le tir des Alliés
ont mis le feu à un camion de munitions, tout auprès de
la maison. Ça crépite, ça flambe, pourvu que le feu
ne prenne pas à la toiture et bientôt à la ferme tout
entiere. Cette situation nouvelle et terriblement dangereuse a surexité
les esprits et consommé les derniers restes de patience. Pendant
deux heures on attend, dans l'angoisse, le
résultat et la fin des explosions ; s'il faut sortir, c'est la
mort, à coup sur, par le tir des Alliés, et si la maison
brule, c'est mourir carbonisé, épouvantable dilemne qui
énerve et épuise définitivement la résistance
des réfugiés. Ce fut uuc nuit d'enfer ! ! !
A côté de ce caveau, quelques marches en dessus, il y a la
cave, qui depuis quatre jours, est devenue un poste de secours de la Croix-Rouge,
avec son major (le Dr Baumann de Hammelburg prés de Francfort)
et ses infirmiers. Pour disposer de plus d'espace et aussi se mieux protéger
des éclats, les soldats ont placé les trois tonneaux debout
à la porte, ainsi ils servent de rempart à toute agression
possible.
Le lundi matin, après cette nuit si chargée d'émotions,
dans cette ambiance survoltée, voici que surgit l'événement
déterminant qui provoquera les démarches pour la paix.
Trois chars panthers, tout proches de nos murs, échangent des coups
avec l'artillerie alliée, située à Méguillaume
soit 3 kilomètres, et cela devient un véritable combat que
l'on suit à l'oreille. De 6 h 45 à 7 heures, c'est infernal,
on ne se fait pas de cadeaux, pour un obus lancé cinq nous arrivent.
Le Major et ses infirmiers suivent avec les civils et avec inquiétude
le déroulement de cette bataille. Chose redoutable, les chars se
déplacent, vont-ils bousculer la maison et nous ensevelir sous
les décombres ? On entend des tuiles et des gravats qui tombent
par paquets. Le duel se poursuit avec sévérité...
Un obus vient d'exploser sur la pierre du soupirail, le souffle a éteint
la veilleuse placée par les Allemands, un air empoisonné
de poussière et de poudre pénêtre dans l'abri. C'est
la désolation. Qu'allons-nous devenir ? On se dit adieu... les
mères en larmes embrassent leurs petits, dans les pleurs et les
gémissements on attend la mort, et quelle mort ?
7 heures arrivent, les explosions s'éloignent et diminuent. Les
chars panthers ont été détruits, le mauvais quart
d'heure est passé. Chacun reprend sa respiration... et peu à
peu la parole. Tous ont eu chaud ! Quelle émotion ! Souvenir inoubliable
!
Peu après, le major va voir ses blessés, M. le Curé
l'accompagne et engage la conversation. Un regard furtif par la porte
permet de constater que le ciel est gris... il bruine... et les obus tombent
toujours. « Monsieur, dit le prêtre au major, Monsieur, la
guerre c'est bien triste ; à cette cadence, ce soir, vos blessés
et vos hommes ne seront plus, et mes 1 200 civils non plus ! » Des
larmes dans les yeux, l'Allemand répond : «Ah ! Monsieur
! la guerre ! la guerre !» Le canon gronde, gronde toujours et détruit,
il semble même que les combats reprennent. «Major pour sauver
vos hommes et les civils, il faut mettre le drapeau blanc au clocher !»
- «Non, Monsieur ! nous ne pouvons pas, seulement avec rouge !»
(C'est-à-dire avec la croix rouge.) Et à plusieurs reprises,
la même demande recevra cette même réponse, malgré
l'action persuasive de quelques autres Français.
Il est 9 heures et demie, l'artillerie alliée tonne sans pitié,
les maisons du quartier sont touchées les unes après les
autres. «Pour se sauver, il faut mettre un drapeau blanc.»
- «Non, Monsieur, avec rouge.» - «A ces conditions,
réplique M. le Curé, ce n'est pas la peine, vous protégerez
vos hommes qui sont ici et nous, mais dans le village, il y a des soldats
et de 1 000 à 1 200 civils. » Et M. le Curé abandonne
son interlocuteur... Un obus arrive sur l'église et défonce
la toiture pour éclater dans la nef. L'officier voit le danger,
il fait signe au pasteur de venir. «Monsieur, dit-il, les larmes
dans les yeux, mettez le drapeau blanc au clocher si vous voulez.»
Fiévreusement, on déchire un drap, on le noue au manche
d'une faux, mais... il faut le placer au clocher, et le danger est réel...
M. Lainé prend le drapeau, tandis que M. le Curé court devant
pour escalader le mur du cimetière (par l'herbage, car la rue est
trop arrosée). Les deux hommes arrivent dans l'église encore
toute remplie de la fumée du dernier obus. N'était le tragique
de la situation, le tableau est comique. Un Allemand est assis dans le
confessionnal, un autre tapi entre le mur et l'autel de la Sainte Vierge,
un troisième, plus stoïque ou plus abattu, est assis dans
une stalle de la nef et semble méditer ou attendre le pire. Le
clocher est encombré de soldats, impossible de monter. On veut
faire passer le drapeau, personne ne le prend. Un chef quelconque fait
demander d'en haut de quel droit on agit. «Ordre du Commandant de
la Place, lui est-il répondu.» - «Quel est-il ? Est-ce
un officier S. S.» - «Je ne sais pas, réplique, M.
le Curé, en tout cas, mettez ça la-haut, ou laissez-moi
passer.» Mais un civil (M. Guinche, d'Argentan, retiré dans
la tour du clocher depuis l'incendie de son refuge), fait signe qu'il
est préférable de ne pas insister. Alors, le drapeau blanc
revient... «Vos hommes sont dans la tour et ne veulent pas placer
le drapeau sans l'ordre formel des S.S.» - «Ah ! la saloperie
de S.S.» s'exclame le major, désolé. Bientôt
après, arrive un officier, un grand gaillard, le major s'explique
avec lui. Le sujet abordé ne plaît pas sans doute, car la
physionomie du nouvel arrivé s'assombrit, il sort dans la cour
et pendant quinze minutes fait les cent pas sous les obus qui tombent...
puis il rentre et dit à M. le Curé : « Allez maintenant
et, de par mon ordre, mettez le drapeau.» - «Vos hommes n'ont
pas voulu à l'instant, ils ne voudront pas davantage maintenant.»
- « Eh bien, montrez-moi, j'irai.» L'officier part à
l'église et revolver en main, fait dégager la tour, les
soldats descendent, et promptement s'alignent le long des murs... Le drapeau
blanc flotte au clocher mais faiblement ; il bruine toujours... Il est
11 heures environ.
Le
ciel est bas, les obus accumulent les désastres. De tous côtés,
on n'entcnd que le bruit de toitures qui s'effondrent ou de murs qui s'écroulent.
Les rares civils qui commettent l'imprudence de sortir rentrent à
l'abri pour nous apprendre de nouveaux dégât,... Pas un avion
allié ne survole le pays... Parfois sur la campagne, on voit passer
un appareil qui lâche un parachute. Nous croyons que ce sont des
soldats alliés qui descendent par la voie des airs pour hâter
la victoire ; pas du tout, ce sont de grands paniers d'osier qui, chargés
de munitions, de pansements ou de vivres, selon la couleur des parachutes
(vert, jaune, rouge), viennent réapprovisionner les combattants
du Reich.
Le clocher n'est pas très élevé, le village, par
ailleurs, est environné de fumée. Puisque la R.A.F. ne fait
pas de ronde sur le bourg, comment les Alliés sauront-ils que ces
«Messieurs» sont prêts à capituler « Il
y a maintenant trois drapeaux blancs au clocher le drap, un surplis de
chantre au bout d'un balai, un torchon de dimension respectable, mais
ce sont là des efforts inutiles. L'artillerie américaine
pilonne toujours la commune.
LA RÉALISATION
Il y a un instant seulement, M. le
Curé a fait remarquer au major l'inefficacité du drapeau
blanc, lorsqu'une voiture blindée de la Croix-Rouge allemande arrive.
Les infirmiers descendent, le sergent qui les accompagne entre en conversation
avec le Major... On fait signe à M. le Curé d'approcher.
Celui-ci est à quelques pas du sergent, près de la voiture
blindée, quand retentit la voix du sous-officier de la Wehrmacht.
Au garde-à-vous, ce dernier s'adresse au pasteur et lui dit sur
le ton d'une proclamation, en scandant toutes les syllabes : « Monsieur,
c'est vous qui voulez que nous demandions la paix. » - « Oui,
Monsieur répond le prêtre, dans votre intéret comme
dans le nôtre. Vous avez ici des hommes, moi j'ai des civils, ce
soir nous n'aurons plus. personne ! » - « Alors, Monsieur,
montez là dedans. » Le ton solennel employé, les syllabes
ainsi martelées, tout cela est loin d'inspirer confiance. M. le
Curé hésite. «Mais, il n'est peut-être pas nécessaire.»
Le sergent comprend sans doute, et d'une voix plus calme s'explique «
Monsieur, si vous voulez nous conduire dans les lignes ennemies pour demander
la paix ! » - « Sur ce ton-la, d'accord ! » Le sergent
ouvre lui-même les deux portillons de la voiture. Les deux chauffeurs
montent les premiers, puis le porte-drapeau, ensuite Monsieur le Curé,
le sergent et un autre Allemand qui parle un peu mieux le français.
Le moteur est en route, la voiture s'ébranle au milieu des cadavres
et des épaves de toute espèce. Les routes sont complètement
obstruées par les débris du matériel allemand. Aussi,
la voiture fonce à travers les champs et se fraie son passage dans
les haies, puis regagne la route pour un temps. M. le Curé, par
signes, à droite à gauche, du fond de la voiture, dirige
le chauffeur, tandis que le sergent assis à ses côtés,
toujours prévenant, lui recommande fréquemment : «
Baissez votre tête, Monsieur, s'il vous plaît ! » Ceci
pour éviter les balles et les éclats, ou lorsqu'il faut
encore passer sous des arbres ou traverser des haies. Il faudra franchir
le pont de Magny, il est en bois, supportera-t-il le poids de notre équipage
? Question superflue, car arrivés dans « les routes creuses
» à 50 mètres de la rivière, M. le Curé
avertit le sergent : « Nous allons à Trun ! » - «
La réponse est immédiate, il ne faut pas ! Non, Monsieur
! jamais ! » Et pour cause, les Polonais occupent Trun et ont la
réputation de ne pas faire de prisonniers, depuis la manoeuvre
mensongère du Moulin de Saint-Lambert. « Eh bien ! nous irons
a Chambois ! » - « C'est cela, conduisez toujours ! »
M. le Curé fait comprendre qu'il faut revenir sur nos pas. Comment
tourner avec un tel engin dans un chemin si étroit ? Deux hommes
descendent par-dessus bord pour ôter délicatement des obus
et autre matériel qui leur semble suspect. Apres une manoeuvre
longue et pénible, on repart à travers champs direction
Chambois. Dans la plaine, le porte-drapeau est admirable de courage, crânement
il tient haut son drap blanc, malgré la canonade et le crépitement
des mitrailleuses toutes proches. Les obus tombent et soulèvent
des gerbes de fumée, de terre, et de ferraille, nous sommes à
quelque 200 mètres de la Dives ou s'affrontent sans répit
Allemands et Alliés.
La traversée est franchement périlleuse, les chemins, encombrés
d'épaves, sont impraticables. Il faut traverser des herbages et
des champs copieusement garnis de voitures et de matériel abandonnés,
sans parler des cadavres d'hommes et de chevaux..
Le guide se perd dans ce dédale. Le plus simple est de rentrer
au village. Après 40 minutes de cette excursion dangereuse sur
le champ de bataille, la « délégation » arrive
à Tournay par la route de Sainte-Eugénie. A l'entrée
du bourg, M. le Curé se lève... des soldats en kaki, qui
l'ont aperçu, sortent d'une cave et accourent à la voiture
aux cris de : « Mon Père ' Mon Père ! » - «
Vous êtes les Anglais ? » - « Non ! » - «
Les Américains ? » - « Non ! nous sommes l'Armée
de Gaulle. » Cette fois, M. le Curé ne comprend plus. On
cherche les Alliés et ils sont là. En quelques mots, l'affaire
s'éclaircit. Ces hommes, qui sont de l'armée de Gaulle,
en effet, ont été faits prisonniers à Boucé
et sont retenus captifs ici même à Tournay, dans une cave
Puisque nous allons demander la paix, l'un de ces soldats, qui parle couramment
l'anglais, est invité à prendre place dans la voiture. Il
servira d'interprète. Nos parlementaires reprennent la route de
Chambois et, sans embuche, arrivent à Fel. Les soldats de la IIIe
Armée américaine gardent l'entrée du bourg. Les pourparlers
s'engagent... notre interprète est d'un précieux secours...
mais la fourberie de Saint-Lambert, au moulin, n'est pas oubliée...
la décision des Allemands est-elle sincère ?
Pour ce motif sans doute, un simple soldat américain revient à
Tournay avec la délégation, et lui seul, mitraillette en
main et une rude émotion au coeur, recevra la capitulation des
800 hommes déja rangés dans la cour de la ferme Le Morellec.
LA
CAPITULATION
Il est 14 heures environ, quand l'autochenille
rentre à Tournay, elle n'a pas même franchi la barrière
de la cour, que déja les fusils tombent, les casques, les ceinturons,
les revolvers sont jetés sur le sol, dans un ferraillement indescriptible
et terriblement impressionnant... capituler combien ce doit être
dur au coeur d'un soldat ! Et surtout quand un temps il fut maître
de l'Europe.
Le sergent allemand rend compte de sa mission au major ; ce dernier parle
à un autre chef, puis un officier supérieur s'adresse aux
soldats, le discours est bref, les hommes se rendent et par groupe de
150 à 200, les mains levées se laissent conduire à
Chambois, par des civils et les ex-prisonniers de l'armée de Gaulle.
Pendant près de trois heures, des groupes importants d'Allemands
vont ainsi être conduits à Chambois, après avoir été
débusqués de leur cachette. Environ 7 000 soldats s'en iront
à pied, les mains à la nuque, tandis que le plus grand nombre
des blessés sera transporté par camion.
Certains essaient d'échapper à la rafle, mais en vain, car
le civil est là. A l'église, par exemple, ou beaucoup ont
trouvé refuge, un soldat laisse partir ses camarades et se blottit
dans la chaire. Sous la menace du revolver, notre homme lève promptement
les mains et descend rejoindre la colonne.
La reddition s'effectue toujours sous le feu de l'artillerie alliée
qui, a dit l'Américain, ne peut cesser de tirer tant que les prisonniers
ne seront pas à Chambois. Toutefois, le bourg de Tournay n'est
plus l'objectif visé.
A 18 h 30, une dernière colonne de prisonniers quitte le village,
le canon ne tire plus. Quelle sera la nuit ? Car nous sommes avertis :
si le tir reprend à 21 heures, la nuit sera terrible et le pilonnage
aura lieu jusqu'au mardi matin 7 heures. car à 9 heures les Canadiens
feront leur entrée décisive.
A 20 h 30 environ, les premiers tanks américains, venant de Villedieu,
sont à la «Croix Basse». Ils contournent la commune...
vont-ils se battre ?
Pendant ce temps, dans les abris, où l'on n'a pas mangé
depuis trois jours, on fait le premier repas : menu très simple,
mais très goûté.
La nuit tombe... elle est calme... c'est la première nuit de la
libération.